Des intentions de génie

Billet très intéressant sur le blogue du scénariste John August: un étudiant ou un professeur de cinéma nommé Shay lui demande de valider certaines de ses thèses quant aux intentions du scénariste et du réalisateur de Big Fish. John August lui explique que son interprétation du film a peu à voir avec les intentions de ses artisans (du moins d’un point de vue conscient).

Academia teaches us to ask questions like Shay’s — and generally, to answer them ourselves. So we find parallels and influences that make sense on paper without worrying too much about whether they’re actually true.

En s’appuyant sur un exemple d’une analyse vidéo du film The Shining, John August fait ensuite la démonstration de la genius fallacy, cette tendance des académiciens du cinéma à dégager d’une oeuvre des intentions qui n’existent pas et d’y voir là du génie. August explique que plusieurs des décisions prises par les cinéastes sont en fait issues de considérations pratiques: nécessité de donner plus de lumière à une scène, limitation du budget qui force à utiliser plusieurs locations pour créer un lieu, etc.

Il conclut:

The Shining is a great movie. Kubrick was a great director. […] Observe how Kubrick isolates his characters by placing them in vast sets and landscapes.
But don’t obsess about which way the freezer door swings. By making too much of too little, you miss out the bigger picture.

Il n’y a pas que les académiciens qui tombent dans le piège du genious fallacy. Je vois régulièrement ce genre de prêt d’intention dans le cadre d’articles publiés par des critiques de film. Parfois les intentions qu’on prête aux cinéastes sont nées de l’enthousiasme d’un critique face à une certaine Å“uvre. Dans d’autres cas ils font partie d’une perspective négative sur le travail d’un des artisans du film.

Vous me voyez venir? Étant scénariste, je suis particulièrement étonnée de voir les intentions qu’on prête parfois aux scribes, d’autant plus que la grande majorité des critiques ne lisent jamais de scénario! Quand on connaît un tant soit peu la production cinématographique, on sait que la pré-prod et le tournage peuvent amener à modifier grandement un texte: producteur qui veut y aller de son côté créatif sans prévenir le scénariste ou qui doit ajuster quelque chose pour des raisons budgétaires, réalisateur qui interprète le texte à sa façon bien particulière, acteurs inspirés à faire des changements en plein milieu d’une scène, etc. C’est ça le cinéma: un travail hautement collaboratif réalisé par une équipe dont les membres n’ont pas toujours la même vision. Et même quand, par bonheur, dans le meilleur des mondes, cette vision est partagée par tous, elle est appelée à changer à toutes les étapes de la production.

Je n’essaie pas de dire que l’analyse cinématographique n’a aucune valeur. J’ai d’ailleurs débuté des études de doctorat dans ce domaine (que je n’ai pas terminées). Après des années d’analyse plan par plan du Cuirassé Potemkine, de La Jetée, de l’Année Dernière à Marienbad, de Lady in The Lake et de The Birds, je me suis rendue compte que l’appel de la création était plus fort que mon désir de soumettre mon cerveau à des exercices de haute-voltige analytique, aussi fascinants fussent-ils. Je n’étais pas à l’aise non plus avec l’idée de devenir professeur de cinéma sans avoir jamais collaboré à un long-métrage. J’avais l’impression que mon enseignement se retrouverait limité par mon manque d’expérience sur le terrain, et ce, même si j’étais restée confinée à des domaines comme l’histoire du cinéma ou la théorie cinématographique.

Mon apprentissage et mon perfectionnement du métier de scénariste est lent et mon parcours n’est pas toujours linéaire. Je travaille parfois sur des projets dont l’étudiante en cinéma que j’étais se serait sûrement moquée. (Ah, le luxe de la droiture intellectuelle de nos 20 ans!) Mais je me rassure comme je le peux en me disant que mon parcours est profondément ancré dans la réalité d’une industrie qui oscille depuis ses débuts entre l’art et le divertissement. C’est une justification qui demande elle-même un certain travail de haute-voltige intellectuelle, j’en conviens ;)

By Martine

Screenwriter / scénariste-conceptrice

4 comments

  1. Peut-être que le parallèle est un peu bancal, mais cela me fait un peu penser aux analyses de littéraires durant les études. Certains profs de partir dans des envolées lyriques sur ce qu’essaie d’exprimer l’auteur en utilisant tel mot plutôt qu’un autre, ou telle couleur, etc. Toi t’es étudiant et t’as l’impression qu’on est en train de prêter des intentions qui n’y sont pas.

    Plus tard, tu te retrouves à toi-même écrire un texte et à choisir tes mots, tes couleurs, etc pour leur sonorité, leur symbolique qui te sont souvent très personnelles. Là tu te dis que le prof de Français des années plus tôt avait peut-être raison dans son explication de texte… ou alors qu’il avait simplement interprété tout ceci d’une manière qui lui plaisait même si ce n’est pas du tout ce que l’auteur avait en tête.

    C’est quel lien qui t’a pris 45 minutes à trouver ? ;)

  2. @Hoedic: je pense en effet qu’on retrouve le même phénomène dans les études littéraires, même si les auteurs ont un peu plus de contrôle sur le produit fini que les scénaristes.

    Pour ce qui est du lien qui m’a donné du fil à retordre: je cherchais un bon exemple de film « d’art » tiré du cinéma des premiers temps, pré 1905. Pas vraiment trouvé ce que je voulais alors je me suis contentée du film de Maya Deren de 1943!

  3. » une industrie qui oscille depuis ses débuts entre l’art et le divertissement. » Pour assurer sa rentabilité…

  4. Dans mes cours de cinéma, j’étais moi-même très réfractaire à ce genre d’analyse d’un film. Un jour, un élève a oser poser la question qui me perturbait en silence, soit: « Mais est-ce que le réalisateur/scénariste a vraiment mis tout ça volontairement ». La réponse du prof: « Non! Et c’est ça qui est merveilleux! »

    Ces exercices n’étaient donc non pas des « recherche des intentions », mais bien des « analyse des résultats ». Vu ainsi, ça me dérangeait moins! Ça devenait presque un jeu!

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