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Remue-m�nage

Les portes des garde-robes grandes ouvertes: tu ranges les v�tements d’hiver, essaye quelques robes d’�t� et choisis de te d�barrasser de quelques-unes d’entre elles. Il t’est plus ou moins facile de te d�barrasser de ces v�tements selon les souvenirs qui y sont attach�s. Il y a cette jupe, mignonne, courte, que tu osais davantage porter il y a quelques ann�es, quand tu croyais pouvoir te le permettre. Il y a ce chemisier bleu clair que tu enfilais lors des premiers rendez-vous, parce qu’il semblait te porter chance. Allez. Ne sois pas sentimentale. Va porter ces morceaux � l’Arm�e du Salut.

Cet exercice autrefois joyeux et lib�rateur a pris toute une autre signification pour toi depuis la mort de tes parents. D’abord ta m�re, femme si pr�voyante, mais qui cette fois-l� n’avait absolument rien vu venir. Chacun des tiroirs que tu ouvrais d�clenchait � nouveau tes larmes. Ses v�tements si bien pli�s, ses objets de toilette pr�ts � �tre utilis�s le lendemain, son petit porte-monnaie dans lequel elle rassemblait l’argent �conomis� pour sa visite imminente � Montr�al. Tu aurais voulu attendre, laisser ses choses en place pendant quelques semaines, garder cette pr�sence, impr�gner ta m�moire de ses odeurs. Et tout �a �tait si lourd � r�gler alors que tu �tais sci�e en deux par la surprise et le chagrin! Mais voil�, tu savais qu�il fallait s’occuper de tout maintenant, pour ne pas laisser tout ce travail difficile � ton p�re, d�j� tr�s �prouv�.

Puis ce fut son tour � lui, et � nouveau, avec tes s�urs et ton fr�re, vous avez grand ouvert les portes des garde-robes et des tiroirs, d’abord g�n�s par cette intimit�, puis curieux de conna�tre l’autre facette de cet homme dont le souvenir allait tristement s’effacer. Vous vous �tes �tonn�s devant ce qu’il avait fait le choix de conserver, vous avez tent� de comprendre ses papiers �pars, vous avez pay� ses derniers comptes, annul� la livraison du journal, distribu� les meubles. Vous vous �tes s�par�s quelques rares objets entre vous et puis voil�, c’�tait fini. Les pi�ces �taient vides. Les traces de son passage s’�taient effac�es en trois ou quatre jours, tout au plus. Restaient les marques de nicotine sur les murs, qui elles aussi allaient dispara�tre sous le pinceau du concierge de l’�difice, quelques jours plus tard.

Maintenant que tu as v�cu le deuil, maintenant que tu as fait le grand m�nage � quelques reprises, tu ne regardes plus ton appartement et son contenu de la m�me mani�re. Chacun de tes gestes est marqu� par l��ph�m�re. Tu ranges tes dossiers avec plus de soin et tu perfectionnes ton syst�me de classement. Un �tranger s’y retrouvait en quelques minutes et pourrait r�gler tes finances. Tu ne quittes pas la maison sans faire un peu de rangement. Tu jettes rapidement les vieilles chaussettes, les v�tements d�fra�chis. Tu ne veux plus accumuler d’objets sous pr�texte que tu t’en d�barrasseras plus tard. Tu songes � donner les mots de passe de ton courriel et de ton blogue � quelqu’un qui pourra fermer boutique, au besoin. Tu ne sais cependant pas quoi faire de ces vieux journaux intimes, mis � jour pendant des ann�es. Et si on les lisait et qu�on se m�prenait sur toi, tes sentiments, tes intentions? Tu ne veux pas non plus qu’une autre personne que toi ait la responsabilit� d’en disposer, mais en m�me temps tu n�arrives pas � effacer ce bout de m�moire pour de bon.

Tu n’as pas de pressentiment. Tu n’es ni triste ni morbide. La vie t’a fait comprendre qu’elle est impr�visible et qu’elle concerne principalement ceux qui restent. Tu penses donc � eux, ceux qui resteraient, et quand tu penses � eux de cette mani�re, tu es saisie d’une envie de leur rendre la vie plus facile. Il leur faudrait trois ou quatre jours, tout au plus, pour s’occuper des garde-robes, tiroirs, meubles, cds, bouquins et papiers. Le reste, tu n’y peux rien.

By Martine

Screenwriter / scénariste-conceptrice